Pendant six mois, dix chercheurs se sont penchés sur les usages du téléphone en société. Résultat observé : les Français tiennent un discours ambivalent sur leur téléphone mobile dont ils disent se méfier, mais dont ils se révèlent bien plus "proches" qu'ils ne l'avouent.
Chuchoter à une copine bavarde que nous ne pouvons pas l'écouter pour cause de réunion. Pester contre une soudaine absence de réseau dans le train qui nous empêche de passer un appel capital. Arborer un sourire jusqu'aux oreille en découvrant le texto de l'élu de notre coeur. Marcher seul, le portable scotché à l'orifice et rire avec un interlocuteur lointain… Dans la rue, les gares, les restos, les bibliothèques, ou au boulot, pendant six mois, ils ont scruté nos comportements avec l'un de nos compagnons le plus fidèle : le bien nommé portable. Autrement appelé téléphone, GSM, cell, mobile, "machine à laver"…
Ils, ce sont les dix chercheurs membres du Groupe interdisciplinaire sur les processus d'information (Gripic) du Celsa qui ont réalisé une étude (1) sur le téléphone mobile dans la société française pour l'Association française des opérateurs mobiles (AFOM) (2). Ces spécialistes de différentes disciplines se sont livrés à des dizaines d'observations ethnologiques ainsi qu'à une centaine d'entretiens en face-à-face.
Le miroir
Bilan : les Français sont accros au portable… mais n'assument pas tout à fait l'addiction. Ainsi, de prime abord, le Français reconnaît que le portable est bien utile pour le travail ou pour joindre rapidement un interlocuteur. Et d'ajouter que c'est un objet asservissant, voire angoissant. "Les utilisateurs révèlent une relation bien plus intime qu'ils ne veulent l'admettre", constate Joëlle Menhart, co-auteure de l'étude. "Les Français tiennent un discours contradictoire, explique cette chercheuse en sciences de l'information et de la communication, ils disent ne pas aimer cet objet et pourtant ne parviennent pas à jeter l'ancien quand ils en achètent un nouveau. Cet objet a une valeur symbolique. Les gens font très facilement la biographie de l'objet, les circonstances de l'achat notamment."
Autre élément révélateur de cette valeur affective : la personnalisation du portable. L'objet est fabriqué en série, et pourtant chacun est différent. Et ce caractère unique, "signature et prolongement de soi", écrivent les chercheurs, vient d'abord de tous les usages non téléphoniques : sonnerie particulière, SMS qu'on ne veut pas jeter, photos qu'on garde, fonds d'écran… "Ce sont des indices de l'hyperpersonnalisation de l'objet, explique Joëlle Menhart. On en fait quelque chose à soi. D'ailleurs on ne le prête pas."
Contenance
Autre observation, le portable nous permet de comprendre le contrôle d'une situation : "Les gens développent une sorte de gymnastique autour du mobile qui apprend à jongler avec plusieurs interlocuteurs. On apprend à dire des choses qui intéressent les deux publics." En bref, en téléphonant on devient acteur.
Et dans la même idée, cet objet nous permet de maîtriser la situation, une apparence. Au même titre que la cigarette ou le trousseau de clé pour les non-fumeurs, le mobile est utilisé de "manière machinale pour tromper la solitude", relève l'étude. "Quand on est seul dans la rue, on sort notre téléphone pour se donner une contenance. On ne téléphone pas spécialement, mais on joue un jeu, on écrit un texto…, explique Joëlle Menhart. On passe de la catégorie personne seule à celle virtuellement accompagnée par un petit objet collé à l'oreille".
Mais contrairement à la cigarette, les usagers ne sont pas soumis à une règle fixe. Les gens téléphonent dans les endroits où c'est interdit comme dans les hôpitaux par exemple et personne ne leur dit rien, contrairement à la cigarette. Pourquoi ? La chercheuse explique : "Parce que 80% de la population possède un portable et que chacun se met à la place de celui qui téléphone ou reçoit un appel. Il y a une tolérance généralisée". Une tolérance qui ne nous empêche pas de fusiller du regard les sans-gêne qui confondent portable et porte-voix.
(1) "Le téléphone aujourd'hui, usages, représentations et comportements sociaux"
(2)L'Afom regroupe Bouygues, Orange et SFR