(Une autre) Jeanne

Les dinosaures

Cela s’était installé sournoisement, comme une sale habitude qu’on ne voit pas venir. La solitude était pourtant sa pire ennemie auparavant, lorsqu’elle n’était qu’une petite fille. Puis les instants de tête à tête avec sa propre conscience s’étaient métastasés. D’une imperceptible masse tumorale, la solitude était devenue Son Univers. Elle prenait toute la place, égoïstement. Elle avait pourtant lutté au tout début. Elle pensait surtout que les brèves et épisodiques retrouvailles avec ces gens que l’on nomme « amis » lui permettraient de lutter. Foutaises et poudre aux yeux. Même au milieu de ces heureux moments, elle était seule à l’intérieur d’elle même. Chaque organe, chaque centimètre carré de sa peau transpirait cette solitude.

Un matin, Jeanne décida que les choses allaient changer. On se prend en main, à cet âge, on ne regarde pas défiler sa (non)vie sous ses yeux. Le froid qui régnait dehors rivalisait avec l’ère glaciaire. Heureusement que les dinosaures n’étaient pas là pour voir ça. Elle enfila ses bottes et son manteau, et s’emmitouffla dans une longue écharpe de coton moiré. Après ajustage de ses mitaines, elle ouvrit la porte et s’élança sur le trottoir. Elle avait sous-estimé les prévisions météorologiques du bulletin matinal. Tant pis, froid ou pas, c’était aujourd’hui et pas demain que sa vie devait changer.
Jeanne entendait ses talons marteler le pavé. Elle marchait vite, mue par la sensation que la révolution de son être n’attendrait pas. Elle ignorait où ses pas la menaient, mais cela faisait parti du jeu, de son jeu , dont elle s’était imposé les règles. Sa course folle ressemblait à l’écriture automatique : elle courait sans Penser vers un Idéal.

Et elle marcha dans les rues, attendant que l’improbable se produise. La Rencontre. Je suis là pour toi, je suis ton complémentaire, ton double, l’autre Toi.

Pauvre Jeanne, se dit Jeanne, personne ne souhaite venir vers toi, le Bonheur moins encore.
Une remise en question aurait peut-être changé les choses. Mais peut-on changer son destin ? Ca l’arrangeait bien, la timide Jeanne, de croire au Destin avec un grand D. De se dire que quoi que l’on fasse, où que l’on ne fasse pas, d’ailleurs, les choses arrivent telles qu’elles doivent arriver.

Ce jour là, Jeanne ne changea rien à son passivisme. Elle rentra chez elle, et, avachie sur son grand lit, reprit le bouquin où elle l’avait abandonné la veille au soir. C’était La Libellule de ses huit ans. Finalement ça l’arrangeait mieux de vivre à travers les livres, la lecture grignotait le temps à une vitesse impressionnante. On se plonge dans un livre et on oublie tout ce qui se passe autour. Ou ce qui ne se passe pas. Jeanne plongea tout entière dans le flot des mots et dans la Seine, avec Fio, l’héroïne.
Quand elle eut terminé le Martin Page, elle dévora un autre livre. Puis un autre.

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Jeanne (sur)vit ses cinquante ans aujourd’hui. Elle est seule et n’a pas d’enfants, mais trois chats. Quelques vieux amis l’appelleront, le coup de fil annuel de politesse. Pour dire que les enfants ont grandi, que Gérard a enfin eu sa promotion (tu comprends, depuis le temps qu’il fait des pieds et des mains…), ou que la petite dernière, qui a quinze ans, commence à poser problème ( tu comprends hier elle nous a dit au dîner qu’elle voulait une télé dans sa chambre). Et blablablaaaa. Ah mais au fait Bon Anniversaire ! Je suis désolée je dois te laisser le four sonne. Oui tu comprends la seconde est malade je lui mijote son gâteau préféré……..
Jeanne ne comprenait pas.
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Jeanne a encore trente deux ans de solitude à vivre. Avec ses livres. Et ses chats.

L’extinction de Jeanne aura lieu un jour quelconque de canicule estivale. Une chaleur de fournaise.

Par chance, les dinosaures ne seront plus là pour voir ça.

Merci Fleur comme toujours hum je me sens bien conne en fait là ...
C'est étrange ... J'aimerai en savoir plus sur cette Jeanne... Raccontes ou
inventes j'ai envie de la connaitre d'avantage je crois . Rolling Eyes